Lors de son allocution du 16 mars 2020, Emmanuel Macron a pu semer la confusion concernant les aides au loyer coronavirus des entreprises, en évoquant une suspension pour certaines d’entre elles. Le contrat de bail entraine des obligations contractuelles, mais la crise inédite que nous traversons ne peut-elle justifier d’invoquer un cas de force majeure ? Le confinement qui se prolonge fait par ailleurs craindre un impact allant au-delà de la période actuelle. Enfin, au-delà du bras de fer que peuvent se livrer bailleurs et locataires, serait-il légitime que les mesures de soutien multiples en faveur des entreprises profitent in fine surtout aux bailleurs ? Négociation et bon sens devront sans doute primer pour sortir de cette crise par le haut.
Le bail reste un document contractuel, qui lie le bailleur et le locataire, chacun ayant ses propres obligations. Des « clauses résolutoires » encadrées permettent en théorie de mettre fin au bail en cas de manquement grave, par exemple le non-paiement du loyer. Mais la situation exceptionnelle que nous traversons rend la situation complexe.
L’article 1218 du Code Civil indique : “Il y a force majeure en matière contractuelle lorsqu’un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat, et dont les effets ne peuvent être évités pas des mesures appropriées, empêche l’exécution de son obligation par le débiteur.“
Il se poursuit ainsi : “Si l’empêchement est temporaire, l’exécution de l’obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution [c’est-à-dire l’annulation] du contrat. Si l’empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations dans les conditions prévues aux articles 1351 et 1351-1 ».
Concrètement, la fermeture d’un local du fait des mesures de confinement s’impose de manière totalement exogène au locataire ; elle était peu prévisible (sous réserve que le bail ne soit pas très récent) ; enfin, les effets peuvent difficilement en être évités par des mesures appropriées lorsque l’activité est directement liée à l’occupation du lieu.
Ainsi il semble raisonnable pour les locataires de commerces qui ont été fermé à la suite du confinement d’invoquer le cas de force majeure. Cela étant, celui-ci étant a priori temporaire permet la suspension de l’obligation de paiement, mais n’implique nullement que ceux-ci sont annulés.
Dans le cas d’une simple baisse de chiffre d’affaires sans fermeture administrative, le locataire est moins fondé à contester le loyer, dans la mesure où le local reste disponible pour son usage initialement prévu. Il rencontre une difficulté à payer son loyer, et non une impossibilité. Cependant, les très fortes baisses de la demande peuvent fournir un argument à celui-ci pour justifier a minima la discussion d’un décalage de loyer.
Enfin, il existe des cas juridiques complexes. Que dire par exemple d’une boutique alimentaire exploitée au sein d’un parc Disney qui serait par ailleurs fermé ? Dans ces conditions ne serait-il pas légitime pour le locataire de suspendre le paiement de loyer ? Et pourtant peut-on considérer que le bailleur a failli à son “obligation de délivrance” ? Ni le bailleur ni le locataire n’ont manqué à leurs obligations, et cependant le locataire se trouve privé de la pleine jouissance du bien qui est étroitement lié à la possibilité d’une exploitation commerciale.
Emmanuel Macron avait déclaré le 16 mars au sujet des aides au loyer coronavirus pour les entreprises : “Pour les plus petites d’entre elles, et tant que la situation durera, celles qui font face à des difficultés n’auront rien à débourser, ni pour les impôts, ni pour les cotisations sociales. Les factures d’eau, de gaz ou d’électricité ainsi que les loyers devront être suspendus.”
Cela a été suivi d’une ordonnance prévoyant la création d’un Fonds de Solidarité pour les petites entreprises, dont le montant a été porté à 7 milliards d’euros. Il prévoit l’octroi d’une aide jusqu’à 5 000 euros pour aider au paiement des loyers.
Pour bénéficier de ce dispositif (aides au loyer coronavirus), une société doit avoir un chiffre d’affaires inférieur à 1M d’euros, et un bénéfice inférieur à 60k euros. Elle doit par ailleurs avoir subi une fermeture administrative, ou une baisse de chiffre d’affaires de plus de 50%. Il est prévu qu’à compter de mars, et jusqu’à deux mois après la fin de l’état d’urgence sanitaire, le locataire qui ne paie pas son loyer ne peut pour ce motif “encourir de pénalités financières ou intérêts de retard, de dommages-intérêts, d’astreinte, d’exécution de clause résolutoire, de clause pénale ou de toute clause prévoyant une déchéance, ou d’activation des garanties ou cautions.” Il est prévu par ailleurs un étalement sans pénalité lors de la reprise.
La situation que nous connaissons fera sans doute l’objet de jurisprudences nouvelles… Si des initiatives ont été prises en faveur des “petits” locataires, le débat faire rage entre les enseignes et les bailleurs, entre simples reports ou annulations de loyer.
L’Alliance du commerce, organisation professionnelle française retail regroupant 450 enseignes et 27 000 points de vente, souhaiterait des mesures plus favorables. Les commerçants ont pour eux leur poids social, avec 1,3 millions de salariés dans le secteur non alimentaire. D’autant plus que les mesures annoncées par le gouvernement ou les bailleurs ont surtout, pour l’instant, concerné les TPE.
Déjà très éprouvés par les gilets jaunes et les grèves, 200 dirigeants d’enseignes ont également publié une tribune dans le journal les Echos pour réclamer une annulation des loyers pendant le confinement, et une indexation sur le chiffres d’affaire lors de la reprise. Représentant 2,6 millions d’emplois dans plus de 400 000 points de vente de tous secteurs, ils mettent en avant le fait que le loyer représente une charge incompressible représentant jusqu’à 20% du chiffres d’affaires, et le deuxième poste de charges après les salaires.
Les principales associations de bailleurs ont en tous cas annoncé des mesures en faveur des TPE et des petits locataires PME en suspendant les loyers (bien qu’une annulation, et non un report, leur soit réclamée). Le discours semble cependant différents vis-à-vis des grandes enseignes. En Allemagne l’arrêt du paiement des loyers de ses boutiques par Adidas (qui a par ailleurs réalisé 2 milliards de profits) avait fait débat.
Les grandes foncières et les bailleurs ont contre elles leur faible “poids social”, et la perception diffuse qu’elles jouissent d’une rente. Elle se retrouvent ainsi face au même type d’appel à la solidarité qui a pu être adressé par ailleurs aux assureurs.
Certaines foncières telles que la Compagnie de Phalsbourg ont annoncé une annulation pure et simple des loyers pendant le confinement, mais ce n’est pas la majorité. Le Conseil national des centres commerciaux (CNCC) a lancé un appel rappelant que 80% des centres commerciaux restaient ouvert pour préserver l’accès aux commerces essentiels. Sont demandées notamment des baisses de taxes, une garantie de l’état sur les reports de loyers consentis, ou une requalification du Covid-19 en « catastrophe naturelle sanitaire » avec un mécanisme d’assurance qui permettrait de venir en aide aux commerçants ; mais les assureurs sont réticents à aller au-delà des couvertures prévues, même si une réflexion s’ouvre pour le futur.
D’un côté, les bailleurs doivent faire face à leurs propres engagements et leurs propres charges. De l’autre, il ne serait pas complétement légitime que les locataires qui sont soutenus à bout de bras par la solidarité nationale (report de charges, chômage partiel, prêts garantis) utilisent la trésorerie préservée au bénéfice quasi-exclusif des bailleurs. Bruno Le Maire s’est récemment saisi du débat en « appelant à la solidarité ». Finalement, toutes les parties ont sans doute intérêt à s’entendre à terme, sans faux procès, dans un intérêt commun.
Dans un premier temps, les petits locataires les plus fragiles doivent saisir les reports qui leur ont été proposés, ainsi que les différentes mesures du gouvernement.
Plus généralement les locataires et les enseignes n’ont pas non plus intérêt à des bailleurs massivement en faillite (le secteur des foncière à lourdement chuté en bourse par ailleurs). Ni à une situation qui détournerait durablement investisseurs et banquiers du secteur « retail ». Les bailleurs trouveront de leur côté un avantage à un maintien d’un tissu et d’une diversité de commerces pour soutenir l’attractivité de leurs emplacements. Surtout dans un contexte où l’e-commerce et Amazon sont en embuscade.
Tous ont donc intérêt à s’entendre pour passer le cap du confinement, et à instaurer une relation équilibrée post Covid-19. La négociation devrait donc s’imposer. Dans des cas tels que WeWork – qui n’est pas un “commerce”, mais le géant du bureau partagé – le “too big to fail” risque de servir de ligne de réflexion : ses engagements auprès de 600 bailleurs s’élevaient il y a un an à 47 milliards de dollars, dont 41,1 milliards non garantis pour des durées de 15 ans ; il va sans dire que tout le monde a intérêt à se retrouver à une table de négociation.
À moyen-terme – sans que cela remette forcément en cause les engagements actuels – une négociation sera sans doute nécessaire pour adapter les conditions financières à la fréquentation des lieux. Des loyers indexés sur la performance pourraient également jouer le rôle d’amortisseur.
À plus court terme, l’article 1195 du Code civil prévoit que “les parties peuvent renégocier leur contrat lorsqu’un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie”… La phase des discussions ne fait sans doute que s’ouvrir.
Publication originale de le 16 April 2020 mise à jour le 18 October 2021